dimanche 29 mai 2005

Lords of the world

L'exergue que Wells avait donné à son The War of the Worlds manquera sa doute au simple spectateur du film (Cf. Spielberg vs Wells).

Il reprend un passage d'un des monuments de la littérature anglaise The Anatomy of Melancholy (1621) dans lequel Robert Burton (1577-1640) son auteur cite son contemporain Johannes Kepler (1571-1630). Le voici :

"But who shall dwell in these Worlds, if they be inhabited ? ... Are we or they Lords of the World ?... And, how are all things made for man ?"

ce qui est traduit : "Mais qui peut habiter ces Mondes, s'ils sont habités ? ... Qui sont les Maîtres de l'Univers, eux ou nous ?... Et comment toutes choses ne seraient-elles faites que pour l'homme ?" dans la première note apportée à l'édition "Folio plus" n° 42 qui reproduit la traduction que Henry D. Davray donna au Mercure de France en 1950 (Paris : Gallimard, 1998).

Le passage dont est tirée l'exergue figure dans la seconde partie, "The Cure of Melancholy". Le voici dans son intégralité :

For the planets, [Kepler] yields them to be inhabited, he doubts of the stars; and so doth Tycho in his astronomical epistles, out of a consideration of their vastity and greatness, break out into some such like speeches, that he will never believe those great and huge bodies were made to no other use than this that we perceive, to illuminate the earth, a point insensible in respect of the whole. But who shall dwell in these vast bodies, earths, worlds, if they be inhabited? rational creatures? as Kepler demands, or have they souls to be saved? or do they inhabit a better part of the world than we do? Are we or they lords of the world? And how are all things made for man?

Le titre complet du monumental ouvrage que Robert Burton signa du pseudonyme de Democritus Junior est The Anatomy of Melancholy, What it is, with all the kinds, causes, symptomes, prognostickes and severall cures of it.. Philosophically, medicinally, historically opened and cut up. Un facsimilé de l'édition H. Cripps (Oxford, 1638) peut être téléchargé à partir de Gallica (73 Mo). La version numérique du Poject Gutenberg est de loin plus praticable mais semble-t-il partielle. Une version intégrale française (deux gros volumes réédités en 2004 en coffret) existe chez Corti qui lui consacre une page sur son site :

Chacun connaît le jeu de l'île déserte. L'anatomie de la mélancolie de Robert Burton (1576-1640) fait partie des dix livres à emporter sur cette fameuse île. Sans équivalent à son époque ni après elle, l'Anatomie est la somme de toutes les questions que se pose l'individu face au monde, la somme aussi de toute la culture classique. Si l'Anatomie est la Bible de l'honnête homme, elle demeure pour nous un livre total.

Suit un passage tiré du prologue qui donne vraiment envie de se procurer l'ouvrage et d'en dévorer les quelque 4000 pages :

Si la sentence de Synésios de Cyrène, voler les travaux des morts est une plus grande offense que voler leurs vêtements, est justifiée, que deviendront la plupart des écrivains ? À la barre, je lève la main avec les autres car je suis coupable de ce type de crime, vous avez l’aveu de l’accusé, être condamné avec les autres me satisfait. Il est tout à fait vrai que nombreux sont ceux que tient la maladie incurable d’écrire et il n’y a point de fin à multiplier les livres, comme le disait déjà le vieux sage ; à notre époque écrivassière et tout particulièrement alors que le nombre de livres est innombrable, comme l’a dit un homme de valeur, et quand les presses sont oppressées, à une époque où il suffit que tout un chacun soit d’humeur à se gratter pour vouloir s’afficher et désirer célébrité et honneurs (nous écrivons tous, doctes et ignares), celui-là écrira quoi qu’il en soit et y parviendra, peu importent ses sources. Ensorcelés par le désir d’être célèbres, même au plus fort de la maladie, au risque de perdre la santé et d’être à peine capables de tenir une plume, ils doivent dire quelque chose, le sortir d’eux-mêmes, et se faire un nom, quitte à écraser et à ruiner beaucoup d’autres personnes. Ils veulent être comptés parmi les écrivains, être salués comme écrivains, être acceptés et tenus pour polymathes et polyhistors, se voir attribuer par la foule ignorante l’appellation vaine d’artiste, obtenir un royaume en papier; sans espoir de gain mais désireux d’une grande célébrité, à notre époque d’érudition immature, de précipitation et d’ambition (voilà comment J. C. Scaliger la critique) et alors qu’ils ne sont encore que des disciples, voilà qu’ils veulent devenir des maîtres et des professeurs, avant même de savoir écouter correctement. Ils se précipitent vers tous les domaines de la connaissance, civils ou militaires, vers les auteurs de théologie et ceux des humanités, fouillent tous les index et tous les pamphlets pour produire des notes, comme nos marchands draguent le fond des ports étrangers pour y faire entrer leurs navires, ils écrivent de gros volumes, alors que ces derniers attestent qu’ils sont plus loquaces qu’érudits. Ils prétendent généralement être à la recherche du bien de tous, mais, comme le fait remarquer Gesner, ils sont poussés par l’orgueil et la vanité, ils n’apportent rien de neuf ni rien qui en vaille la peine, seulement la même chose, en d’autres termes. S’ils deviennent auteurs, c’est pour occuper les imprimeurs ou pour prouver qu’ils ont existé. Tels des apothicaires, nous réalisons de nouveaux mélanges tous les jours, versons d’un récipient dans un autre, et comme ces anciens Romains qui pillèrent toutes les cités du monde pour construire leur Rome, en en choisissant si mal le site, nous écrémons l’esprit des autres hommes, prenons les plus belles fleurs dans les jardins que d’autres ont entretenus avec soin et les transplantons dans nos propres parterres stériles. Ils lardent leurs maigres livres de la graisse de ceux des autres dénonce Giovio. Voleurs ignorants, &c. Faute que soulignent tous les écrivains, comme je le fais en ce moment, et pourtant tous sont coupables, ils sont des hommes de trois lettres, tous des voleurs, ils pillent les écrivains d’autrefois pour rembourrer leurs nouveaux commentaires, raclent les tas de fumier d’Ennius, plongent dans le puits de Démocrite, comme je l’ai fait. Et c’est ainsi que l’on voit que non seulement nos bibliothèques et nos librairies sont pleines de papier puant, mais aussi toutes les chaises percées, toutes les latrines ; les vers qu’ils écrivent sont lus à la selle; ils servent à emballer les tourtes, à envelopper les épices, à empêcher les rôtis de brûler.

Chez nous, en France, nous dit J. J. Scaliger, tous les hommes sont libres d’écrire, mais peu en sont capables, jusqu’à présent le savoir était servi par des savants au jugement sain, mais à présent les sciences les plus nobles sont salies par des pisse-copie vils et sans culture qui écrivent par vaine gloire, par nécessité, pour obtenir de l’argent ou pour flatter et enjôler quelque grand homme qu’ils parasitent ; ils produisent des niaiseries, des déchets et des sottises. Parmi tant de milliers d’auteurs, vous aurez du mal à en trouver dont la lecture fera de vous quelqu’un d’un peu meilleur; tout au contraire elle vous infectera alors qu’elle devrait contribuer à vous perfectionner.

Celui qui lit ces choses,
Qu’apprend-il sinon des billevesées et des bagatelles
?

De sorte qu’il arrive fréquemment (Callimaque l’a remarqué autrefois) qu’un grand livre soit un grand malheur. Cardan accuse les Français & les Allemands d’écrire pour rien, il ne leur reproche pas d’écrire, mais voudrait les voir faire preuve d’inventivité ; nous continuons sans cesse à tisser le même filet, à tordre la même corde encore et encore, ou alors, s’il s’agit d’une nouveauté, elle n’est que babiole ou divertissement écrit par des gens oisifs qui souhaitent être lus par des gens tout aussi oisifs; et pourquoi ne savent-ils pas inventer? Il faut avoir un esprit bien stérile pour, à notre époque où tous écrivent, ne rien forger de neuf. Les princes exhibent leurs armées, les riches se vantent de leurs édifices, les soldats de leur virilité, et les lettrés divulguent leurs babioles, il faut qu’on les lise, il faut qu’on les entende, qu’on le veuille ou non.

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