lundi 6 juin 2005

Babel label

En relevant dans sa République des livres, note "Un label pour les traductions", les propos que Pierre Lagrange avait livrés dans son "Journal" publié dans le Libération du 4 juin 2005, Pierre Assouline a déclenché un débat sur la traduction. Personne ne peut dire combien de temps il va durer, ni si les réflexions qu'il va susciter seront à la hauteur du sujet.

Voici pour mémoire les propos incriminés :

Label: «traduction fidèle»

Avec son projet de scan de 15 millions d'ouvrages, Google menacerait la culture française. Il me semble que les éditeurs français ont trouvé depuis longtemps une parade dont personne ne parle. Ainsi, la plupart d'entre eux ont pour règle, lorsqu'ils traduisent un ouvrage en français, de le réduire de 10 % au moins (et parfois jusqu'à la moitié). Au départ, je pensais que c'était une pratique marginale en vigueur chez les éditeurs de soupe qui publient les livres populaires sur les soucoupes et l'Atlantide. Pas du tout : la pratique est aussi répandue dans des maisons qui ont pignon sur rue. Ainsi, une bonne partie de notre fonds littéraire étranger est à retraduire. Complot visant à déprécier la littérature étrangère ? Mépris du lecteur ? Des auteurs ? Je propose la création d'un label qui sera apposé par l'éditeur sur le livre pour garantir que la traduction est fidèle. Et s'il est pris à faire des coupes sombres malgré le label, eh bien il rembourse les acheteurs. Et s'il ne met pas le label, eh bien méfiance.

Voici un des commentaires :

La mise en garde est justifiée et invite chacun de nous à être plus attentif et surtout polyglotte. La comparaison systématique de traductions anciennes surtout, mais aussi récentes, avec leur texte original permettrait de donner un peu d'épaisseur à l'accusation qui fait l'objet de ce débat. Du reste, quel traducteur qui se charge de traduire à nouveau un texte déjà traduit n'a pas fait cette accablante constatation. Mais, fait-on forcément mieux en faisant plus ? Plutôt qu'un label, demandons aux éditeurs d'offrir plus de place aux traducteurs pour présenter leur travail et les conditions dans lesquelles il a été réalisé et exigeons qu'ils fournissent les références précises sur l'édition (ou les éditions) utilisé(es). (Liputu)

Et un autre :

Plutôt que de reprocher à Lagrange de ne pas avoir fait de recherches, de ne pas avoir apporté de preuves, pourquoi ne pas mener vous-même une petite enquête, Pierre Assouline ? Certes, l’idée de garantir « la fidelité » d’une traduction est idiote, mais l’accusation de Lagrange, que les éditeurs coupent systématiquement les textes de 10% ou plus me paraît tout à fait possible, même probable. A la différence des autres commentateurs, je ne parlerai pas de Kundera, Kafka et compagnie. Mais je me suis beaucoup étonné il y a quelques années de voir que les trois premiers tomes de Harry Potter ont été pas mal coupés. Tout dialogue qui n’avance pas l’intrigue mais qui servirait plutôt à construire les personnages a été coupé. Je ne dis pas que le choix soit forcément mauvais ; peut-être que l’humour des échanges coupés échapperait à la traduction, peut-être que les lecteurs français ont moins de patience pour ce genre de badinage. Mais il me semble surprenant tout de même que l’éditeur n’hésite pas de toucher ainsi à un livre qui a eu tellement de succès en anglais. (Alexp)

C'est sans doute le moment de ressortir deux phrases prononcées par Jacques Dars lors d'un entretien qu'il avait donné au journal Le Monde (12 mars 1999) :

"La traduction, travail long et ingrat, artisanal et artistique, est curieusement un domaine sans règle ni point de repère, où apparemment tous les coups sont permis... Il y a trop souvent association de malfaiteurs entre traducteurs médiocres et éditeurs complaisants."

Pour poursuivre, voici une remarque de Paul Ricoeur (1913-2005) trouvée dans son Sur la traduction (Paris : Bayard, 2004) :

La seule façon de critiquer une traduction - ce qu'on peut toujours faire -, c'est d'en proposer une autre présumée, prétendue meilleure ou différente. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe sur le terrain des traducteurs professionnels. En ce qui concerne les grands textes de notre culture, nous vivons pour l'essentiel sur des re-traductions à leur tour sans fin remise sur le métier. (p. 40)

Un excellent exemple de re-traduction réussie est celle que Guy Jouvet vient de donner de The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gent. (1759-67) de STERNE, Laurence (1713-1768) : La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. (Auch : Editions Tristram, 2004. 939 pages.) Un régal offert après quinze ans de travail !

A la question : "Quelles sont les difficultés de la traduction de Tristram Shandy ?, posée par Isabelle Rüf ("Tristram Shandy. Un chef-d'œuvre des Lumières rajeuni par une traduction hardie", Le Temps.ch, Samedi 28 février 2004), Guy Jouvet avait répondu :

"Etre à la hauteur de l'œuvre ! Victor Hugo disait, à propos des traductions de Shakespeare : « Il est bon de s'augmenter d'un poète, pas moins d'y ajouter un philosophe.» La moindre des choses est que la traduction restitue la qualité de l'original. Sterne invente des langages, joue avec les rythmes, les temps, les allitérations. Il fallait tenter de les rendre. Ainsi, j'ai traduit les noms propres parce qu'ils ont un sens précis. On m'a reproché les archaïsmes et les néologismes. Voyez Victor Hugo encore : «Les grands écrivains font l'enrichissement des langues, les traducteurs en ralentissent l'appauvrissement ! » La langue de Sterne elle-même explore tous les registres. Les mots ont souvent deux ou trois sens – savant, scatologique, obscène... Le plus difficile était de rendre les temps des verbes : le passé dans le futur, par exemple. Ce sont des astuces qui révèlent la liberté contrôlée avec laquelle il joue avec le temps et l'espace. Et quand il fait des citations en français, il écrit en «franco-shandéen» : j'ai donc respecté ces fautes qui sont volontaires."

Et quand on lui demande "Vous avez rédigé énormément de notes. Sont-elles indispensables à la lecture de Sterne?", il répond :

"Comme avec Shakespeare ou Molière, une première lecture est possible. La distance comique est immédiatement perceptible, grâce au rythme, à la poésie. Mais Sterne demande aussi du travail au lecteur. Le commentaire ajoute au plaisir. Sterne travaille avec toute une bibliothèque derrière lui et il ne cite pas toujours ses références, les auteurs qu'il pastiche ou qu'il cite. On peut faire beaucoup de lectures d'un texte aussi riche. Cette énergie vitale traverse les siècles."

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