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mardi 3 août 2010

Les harmoniques de l’écriture

Préface d’Aldous Huxley (1894-1963)
à la traduction par Jules Castier de
Brave New World
sous le titre Le Meilleur des mondes.
(Non datée, extrait)

« Tout livre est le produit d’une collaboration entre l’écrivain et ses lecteurs. Se fiant à cette collaboration, l’écrivain suppose l’existence, dans l’esprit de ses lecteurs, d‘une certaine somme de connaissances, d’une familiarité avec certains livres, de certaines habitudes de pensée, de sentiment et de langage. Sans les connaissances nécessaires, le lecteur se trouvera inapte à comprendre le sujet du livre (c’est le cas ordinaire chez les enfants). Sans les habitudes appropriées de langage et de pensée, sans la familiarité nécessaire avec une littérature classique, le lecteur ne percevra pas ce que j’appellerai les harmoniques de l’écriture. Car, ainsi qu’un son musical évoque tout un nuage d’harmoniques, de même la phrase littéraire s’avance au milieu de ses associations. Mais tandis que les harmoniques d’un son musical se produisent automatiquement et peuvent être entendus de tous, le halo d’associations autour d’une phrase littéraire se forme selon la volonté de l’auteur et ne se laisse percevoir que par les lecteurs qui ont une culture appropriée.
Dans une traduction les tons seulement sont entendus, et non leurs harmoniques - non pas, en tout cas, les harmoniques de l’original ; car il va sans dire qu’un bon traducteur essaiera toujours de rendre cet original en des mots qui ont, pour le nouveau lecteur, des harmoniques équivalents.
Il y a pourtant certaines choses qu’aucun traducteur ne peut rendre, pour la bonne raison qu’il n’existe, entre lui et l’auteur de l’original d’un côté et les nouveaux lecteurs de l’autre, aucune base de collaboration. Certains passages de ce volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont pleinement significatifs qu’à des lecteurs anglais ayant une longue familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose anglaise moderne (...) »

mercredi 18 avril 2007

Errare humanum est

Il est toujours cruel de relever les erreurs de traduction des autres quand on les croise, même si c'est, il faut l'avouer, aussi salutaire pour le lecteur de base qui découvre des reliefs inattendus à un rendu qu'il sait dorénavant perfectible, que pour le traducteur novice qui pourrait en tirer des enseignements pour ses prochains travaux. On peut, me semble-t-il, se laisser aller à cette perfidie lorsque le texte fautif prête à sourire et, qui plus est, a été publié voici quelque 80 ans !

L'erreur que je me risque à dévoiler ici - ce n'est pas la seule ici, encore moins dans l'ouvrage -, est d'autant plus piquante qu'elle intervient dans un passage où il est justement question de traduction, et que son auteur dénonce une trahison touchant un texte emblématique de la grande littérature chinoise.

Elle intervient dans un chapitre intitulé "Les lettres chinoises" qui est la version française de "Chinese Scholarship" une des six parties de The Spirit of the Chinese People ouvrage composé en 1914 et anglais par Gu Hongming 辜鴻銘 (1857-1928). Voici le passage en question, rigoureusement livré dans sa présentation d'origine :

Immédiatement après les travaux du Dr Legge, la récente traduction du Roi Nan-hua de ChuangTzu par M. Balfour est une oeuvre de la plus haute ambition. Nous avouons avoir éprouvé, lorsque pour la première fois nous entendîmes annoncer cet ouvrage, une impatience et un plaisir singulier. Le roi Nan-hua est considéré par les Chinois comme une des oeuvres les plus hautes de leur littérature nationale. Depuis sa publication, deux siècles avant l’ère chrétienne, son influence sur la littérature chinoise est à peine inférieure à l’oeuvre de Confucius et de ses écoles. Son influence sur la langue et l’esprit de la littérature poétique et imaginative des dynasties successives est presque aussi exclusive que celles des Quatre Livres et des Cinq Chinois sur les oeuvres philosophiques de la Chine. Mais l’ouvrage de M. Balfour n’est pas du tout une traduction. C’est tout simplement une trahison.

Le texte original est le suivant :

Next to Dr. Legge's labours, Mr. Balfour's recent translation of the Nan-hua King of Chuang-tzu is a work of certainly the highest ambition. We confess to have experienced, when we first heard the work announced, a degree of expectation and delight which the announcement of an Englishman entering the Hanlin College would scarcely have raised in us. The Nan-hua King is acknowledged by the Chinese to be one of the most perfect of the highest specimens of their national literature. Since its appearance two centuries before the Christian era, the influence of the book upon the literature of China is scarcely inferior to the works of Confucius and his schools; while its effect upon the language and spirit of the poetical and imaginative literature of succeeding dynasties is almost as exclusive as that of the Four Books and Five Chinese upon the philosophical works of China. But Mr. Balfour's work is not a translation at all; it is simply a mistranslation.

On le voit, la confusion qui nous vaut d'être gratifié d'un "Roi Nan-hua", est née de l'absence d'italiques dans la version de départ et du choix de la transcription du caractère (jing ) en King pour rendre lisible à des Occidentaux le titre alternatif de l'ouvrage attribué à Zhuangzi 莊子: Nanhuajing 南華經. Celui qui s'est rendu coupable de cette bévue est, finalement, plus à plaindre qu'à condamner. M. P. Rival (?) n'était, sans aucun doute, aucunement versé dans les arcanes de la civilisation chinoise, ce qu'on ne peut guère lui reprocher. Sa traduction - une commande de l'éditeur (Maurice Delamain et/ou Jacques Boutelleau (alias Jacques Chardonne), vraisemblablement -, parut en 1927, à Paris à la Librairie Stock sous le titre L'esprit du Peuple chinois. Le nom de l'auteur y est transcrit ainsi : Kou-Houng-Ming. Il figure dans la "Série Orange" en compagnie d'un Mahatma Gandhi de Romain Rolland (1866-1944), La jeune Inde de Gandhi (1869-1948), Le monde qui naît du Comte H. de Keyserling, L'éthique de Kropotkine (1842-1921) et Siloë de Gaston Roupnel (1871-1946).

Cette traduction de
L'esprit du peuple chinois a été rééditée aux Editions de l'Aube en 1996. Je ne sais pas si cette erreur a, ou non, été corrigée par l'éditeur. Pour ce qui est du traducteur mis en cause par Gu, il s'agit de Frederic Henry Balfour dont la traduction du Zhuangzi fut publiée en 1881 sous le titre The Divine Classic of Nan-Hua, Being the Works of Chuang Tsze, Taoist Philosopher, With an excursus, and copious annotations in English and Chinese by Frederic Henry Balfour (Shanghai - Hong Kong : Kelly and Walsh). Elle a été rééditée en facsimilé par Elibron Classics en 2004 (475 pages). GoogleBooks en offre également un aperçu. On peut se faire une idée plus complète des autres traductions de F. H. Balfour en consultant Taoist Texts, Ethical, Political and Speculative. Shanghai-London : Kelly & Walsh, 1884, à partir d'ici. Sur James Legge (1815-1897) voir ici. L'illustration est tirée d'un portrait de Gu par Liang Danmei 梁丹美(1934-), qu'on peut voir ici.

samedi 25 novembre 2006

Le retour de Li Si

Li Si 李斯 est de retour. Certes, le Li Si qui fait parler de lui ces derniers temps n'est pas celui qui étudia en compagnie de Han Fei 韓非 sous la férule du grand Xunzi 荀子 avant d'aller à Qin 秦 pour y devenir le redoutable Premier ministre du roi Zheng 政 qu'il aida à conquérir les principautés voisines pour unifier la Chine, avant de finir tronçonné à la taille en 208 av. J.-C. Ce n'est pas celui qui est à l'origine de l'autodafé par lequel Qin Shihuang 秦始皇, le Premier Empereur, proscrivit, en - 213, la possession privée d'un certain nombre d'ouvrages, parmi lesquels les Classiques du confucianisme, comme le raconte Sima Qian 司馬遷 dans le Shiji 史記 (Mémoires historiques. Traduction d'Edouard Chavannes (1865-1918), numérisée ici par Pierre Palpant : pour le passage en question, voir tome 2, p. 57-58) :

Le conseiller, votre sujet (Li) Se, se dissimulant qu’il s’expose à la mort, dit : Dans l’antiquité, l’empire était morcelé et troublé ; il ne se trouvait personne qui pût l’unifier ; c’est pourquoi les seigneurs régnaient simultanément. Dans leurs propos, (les lettrés) parlent tous de l’antiquité afin de dénigrer le temps présent ; ils colorent des faussetés afin de mettre la confusion dans ce qui est réel : ces hommes font valoir l’excellence de ce qu’ils ont appris dans leur études privées afin de dénigrer ce qu’a institué Votre Majesté. Maintenant que le souverain empereur possède l’empire dans son ensemble, qu’il a distingué le noir du blanc et qu’il a imposé l’unité, ils mettent en honneur leurs études privées et tiennent des conciliabules. Ces hommes qui condamnent les lois et les instructions, dès qu’ils apprennent qu’un édit a été rendu, s’empressent de le discuter chacun d’après ses propres principes ; lorsqu’ils sont à la cour, ils désapprouvent dans leur for intérieur ; lorsqu’ils en sont sortis, ils délibèrent dans les rues ; louer le souverain, ils estiment que c’est (chercher) la réputation ; s’attacher à des principes extraordinaires, ils pensent que c’est le plus haut mérite ; ils entraînent le bas peuple à forger des calomnies. Les choses étant ainsi, si on ne s’y oppose pas, alors en haut la situation du souverain s’abaissera, tandis qu’en bas les associations se fortifieront. Il est utile de porter une défense. Votre sujet propose que les histoires officielles, à l’exception des Mémoires de Ts’in, soient toutes brûlées ; sauf les personnes qui ont la charge de lettrés au vaste savoir, ceux qui dans l’empire se permettent de cacher le Che (king) [Shijing], le Chou (king) [Shujing], ou les discours des Cent écoles, devront tous aller auprès des autorités locales civiles et militaires pour qu’elles les brûlent. Ceux qui oseront discuter entre eux sur le Che (king) et le Chou (king) seront (mis à mort et leurs cadavres) exposés sur la place publique ; ceux qui se serviront de l’antiquité pour dénigrer les temps modernes seront mis à mort avec leur parenté. Les fonctionnaires qui verront ou apprendront (que des personnes contreviennent à cet ordre), et qui ne les dénonceront pas, seront impliqués dans leur crime. Trente jours après que l’édit aura été rendu, ceux qui n’auront pas brûlé (leurs livres) seront marqués et envoyés aux travaux forcés. Les livres qui ne seront pas proscrits seront ceux de médecine et de pharmacie, de divination par la tortue et l’achillée, d’agriculture et d’arboriculture. Quant à ceux qui désireront étudier les lois et les ordonnances, qu’ils prennent pour maîtres les fonctionnaires. Le décret fut : « Approuvé. »

Non, celui qui a choisi ce nom si longtemps détesté, celui qui fait dresser les cheveux sur la tête de Xu Jiajun 許嘉俊, journaliste au Wenhui dushu zhoubao 文匯讀書周報, a beaucoup moins à se faire pardonner que le pourfendeur des confucéens d'antan. En effet, loin d'avoir fait brûler des livres, il signe une entreprise de multiplication de textes, devenant du coup le chantre de la traduction du chinois au chinois “中譯中” en signant seul la traduction chinoise d'une pléthorique collection publiée en octobre 2006 à Changchun (Province de Jilin) par les éditions Shidai wenyi 時代文藝, ensemble composé de 26 tomes intitulé Nuobei'er wenxuejiang wenji 諾貝爾文學獎文集 soit Collection d'œuvres des Prix Nobel de Littérature, vaste choix qui implique des écrivains issus de pas moins de 12 pays différents.

A en croire Xu Jiajun, lequel dénonce par ailleurs le plagiat éhonté d'un ouvrage consacré par le même homme à la Beat Generation, Li Si s'est contenté de reprendre en les modifiant très légèrement, voire même fautivement, des traductions déjà existantes. Il a donc, sinon inventé, pour le moins abondamment pratiqué, la traduction à valeur négative dépassant par le bas le degré zéro de la traduction. Bien évidemment, les romans de Gao Xingjian n'ont pas été intégrés dans ce choix. Si cela avait été possible, Li Si les aurait sans aucun doute dûment "traduits".

Le site Danwei offre sur ce sujet la traduction d'articles, ainsi que les liens dirigeant vers quelques uns des articles chinois qui ont révélé et commenté l'escroquerie (>> ici <<).

mercredi 23 août 2006

Perles estivales (3)

"Perles estivales" - suite et peut-être fin, avec ce poème de Georg Trakl (1887-1914) découvert voici plus de vingt ans dans la version d'Anton Webern (1883-1945), opus 13, 4 (composée en 1918, revue en 1922) et qui me frappe toujours avec la même force :
Ein Winterabend

Wenn der Schnee ans Fenster fällt,
lang die Abendglocke laütet,
vielen ist der Tisch bereitet
und das haus ist wohl bestellt.

Mancher auf der Wanderschaft
kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.
Golden blüht der Baum der Gnaden
aus der Erde kühlem Saft.

Wanderer tritt still herein ;
Schmerz versteinerte die Schwellen.
da erglänzt in reiner Helle
auf dem Tische Brot und Wein.



Il date de 1913. A la même date, Trakl confie à un de ses amis : "Je vis entre la fièvre et l'évanouissement, dans des chambres ensoleillées où il fait un froid indicible. Etranges frissons de métamorphose, ressentis dans mon corps à la limite du supportable, vision de ténèbres, avec la certitude d'être mort, extases jusqu'à une fixité de pierre ; et continuation de rêves trsites." ; "Ces derniers temps j'ai englouti une mer de vin, de schnaps et de bière." ; "Je me sens presque déjà de l'autre côté." [Traduction Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Georg Trakl, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, “Du monde entier”, 1972]. L'année suivante, Trakl, né le 3 février 1887, à Salzbourg, meurt d'une paralysie cardiaque due à l'absorption de cocaïne. Il avait vingt-sept ans.

Je ne sais s'il existe une traduction idéale de ce poème. En voici trois qui tombent d'accord sur le traduction du titre : “Un soir d’hiver

Quand tombe la neige contre la fenêtre/Et sonne longuement la cloche du soir,/Pour beaucoup la table est mise/Et la maison est bien pourvue.//Plus d’un, parti en voyage,/Arrive aux portes par d’obscurs chemins./L’arbre de la Grâce fleurit, d’or,/Nourri du suc frais de la terre.//Le voyageur entre en silence ;/La douleur a pétrifié le seuil./Alors s’allument dans une clarté pure/Sur la table pain et vin.

(Traduction Marc Petit et Jean-Claude Schneider, op. cit., p. 100).


Quand il neige à la fenêtre,/Que longuement sonne la cloche du soir,/Pour beaucoup la table est mise/Et la maison est bien pourvue.//Plus d'un qui est en voyage/Arrive à la porte sur d'obscurs sentiers./D'or fleurit l'arbre des grâces/Né de la terre et de sa sève fraîche.//Voyageur entre paisiblement ;/La douleur pétrifié le seuil./Là resplendit en clarté pure/Sur la table pain et vin.

Traduction François Fédier in Martin Heidegger, Acheminement vers la parole (traduction de Unterwegs zur Sprache (1959) par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier, François Fédier). Paris : Gallimard, "Tel", n° 55 (1976) 1981: "La parole" ("Die Sprache", trad. F. Fédier, pp. 11-37), p. 37.


Lorsque la neige aux vitres frappe,/ Que l'angélus longuement sonne,/ La table est mise pour beaucoup/ Et la maison est bien garnie.// Maint compagnon en cours d'errance/ Arrive par d'obscurs chemins./ L'arbre de grâce a des fleurs d'or/ Puisées au suc frais de la terre.// Le voyageur entre en silence ;/ La douleur pétrifia le seuil./ Et l'on voit luire sur la table/ Clair et pur le pain et le vin.

Traduction de Jacques Legrand, in Georg Trakl, Poèmes majeurs. Paris : Aubier, "Domaine allemand" bilingue, 1993, p. 209 et Georg Trakl, Poèmes II (Poèmes majeurs). Paris : GF, (1993) 2001, p. 209.

lundi 21 août 2006

Perles estivales (1)

Pour mon retour en bloggomanie, voici des bribes de (re-)lectures estivales et d'abord deux jolies perles tirées des Bijoux indiscrets (1748) de Denis Diderot (1713-1784) [dans Diderot, Œuvres. André Billy (ed.). Gallimard, "La Pléiade", 1951 ou >>ici<< ] Qui ne connaît le prétexte de ce "roman frivole où s'agitent des questions graves" (dixit G. H. Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 1767-69) et que Diderot renia : le sultan Mangogul reçoit du génie Cucufa un anneau dont il suffit de tourner le chaton pour que la dame en présence confesse, par l'intermédiaire de son sexe - son "bijou", ses secrets les plus intimes.

Au chapitre XXXI, l'essai de la bague sur la jument du sultan produit un charabia que Mangogul fait consigner, puis trente de faire traduire ....

"Le prince en fit distribuer sur-le-champ des copies à tous ses interprètes et professeurs en langues étrangères, tant anciennes que modernes. L'un dit que c'était une scène de quelque vieille tragédie grecque qui lui paraissait fort touchante ; un autre parvint, à force de tête, à découvrir que c'était un fragment important de la théologie des Égyptiens ; celui-ci prétendait que c'était l'exorde de l'oraison funèbre d'Annibal en carthaginois ; celui-là assura que la pièce était écrite en chinois, et que c'était une prière fort dévote à Confucius.
Tandis que les érudits impatientaient le sultan avec leurs savantes conjectures, il se rappela les
Voyages de Gulliver, et ne douta point qu'un homme qui avait séjourné aussi longtemps que cet Anglais dans une île où les chevaux ont un gouvernement, des lois, des rois, des dieux, des prêtres, une religion, des temples et des autels, et qui paraissait si parfaitement instruit de leurs moeurs et de leurs coutumes ; n'eût une intelligence parfaite de leur langue. En effet Gulliver lut et interpréta tout courant le discours de la jument malgré les fautes d'écriture dont il fourmillait. C'est même la seule bonne traduction qu'on ait dans tout le Congo. Mangogul apprit, à sa propre satisfaction et à l'honneur de son système, que c'était un abrégé historique des amours d'un vieux pacha à trois queues avec une petite jument, qui avait été saillie par une multitude innombrable de baudets, avant lui ; anecdote singulière, mais dont la vérité n'était ignorée, ni du sultan, ni d'aucun autre, à la cour, à Banza et dans le reste de l'empire." (p. 113. ou >>x<< ) Plus loin (chap. XLII, p. 163), Diderot livre par la bouche de Bloculocus une réflexion définitive sur la traduction :

"Il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point."

Pour lire tout (ou presque tout) Diderot sans sortir de chez soi, les Œuvres complètes telles qu'elles furent établies en 1875 (Garnier frères) sont accessibles en ligne sur le site de la BNF avec des accès rapides à partir d'une table fort pratique.

Les Bijoux indiscrets figurent au Tome 4 (pp. 130-378) précédés d'une "Note préliminaire" [pp. 133-138] fort instructive qui commence par cette mise en garde :
"Voici un livre qui a été bien discuté, et qui, nous le comprenons de reste, n'a pas le droit d'être publié autrement que dans une collection d'œuvres complètes, où il est comme noyé et trouve immédiatement son correctif."

Finalement, c'est seulement avec le vingt-sixième essai de l'anneau (Chapitre XLVII) que Diderot décrit plus crûment les ébats de ses personnages. Comble de l'ironie, il fait parler le bijou polyglotte de Cypria successivement en anglais pour ses aventures londoniennes, en latin pour les épisodes allemand et autrichien, en italien pour ses frasques romaines, pour finir "sur un ton moitié congeois et moitié espagnol" et conclut ainsi :

"L'auteur africain finit ce chapitre par un avertissement aux dames qui pourraient être tentées de se faire traduire les endroits où le bijou de Cypria s'est exprimé dans des langues étrangères.
« J'aurais manqué, dit-il, au devoir de l'historien, en les supprimant ; et au respect que j'ai pour le sexe, en les conservant dans mon ouvrage, sans prévenir les dames vertueuses, que le bijou de Cypria s'était excessivement gâté le ton dans ses voyages ; et que ses récits sont infiniment plus libres qu'aucune des lectures clandestines qu'elles aient jamais faites. »
"

samedi 13 mai 2006

Traduttore fedele

La recherche bibliographique sur internet réserve toujours à qui peut y consacrer un peu de temps, quelques jolies surprises. En voici une nouvelle preuve.

Je connaissais (depuis fort peu de temps, je dois l’avouer) l’existence d’une traduction italienne du Rouputuan. On la doit à Anna Maria Greimel qui traduisit le roman en 1973 sous le titre d’Il tappeto da preghiera di carne (Milan, Sonzogno, coll. “I classici dell’erotismo”, 383 p. avec une introduction de Renata Pisu).

La notice qui m’en a informé, en reste à l’idée ancienne et erronée que Li Yu aurait écrit le roman en 1934, à l’âge de 26 ans. Elle n’indique pas s’il s’agit d’une traduction originale d’après le chinois ou bien, plus vraisemblablement, réalisée à partir d’une traduction déjà publiée. Si c’est effectivement le cas, ce pourrait être soit l’allemande de Franz Kuhn (Jou Pu Tuan : Ein Erotisch-Moralisher Roman aus des Ming-Zeit (1633). Hambourg, 1933), soit l’anglaise de Richard Martin d’après Kuhn (Jou Pu Tuan. The Prayer Mat of Flesh. New York, 1963) soit la française publiée chez J.-J. Pauvert en 1962 , La chair comme tapis de prière, comme le laisse supposer le titre retenu. Les autres traductions parues depuis (P. Hanan, The Carnal Prayer Mat, NY, Ballantine, 1990 - la meilleure - ; Corniot, 1991 ; Voskrisenski, 2000) sont naturellement toutes hors de cause.

J’ai aussi récemment trouvé la référence à la traduction italienne que Roberto Buffagni avait donné, sous le titre d’Una torre per il calore estivo, de A Tower for the Summer Heat recueil de six nouvelles tirées du Shi’er lou de Li Yu traduites par Patrick Hanan (NY, Ballantine, 1992).

La notice mise à disposition par le site Tuttocina.it [Il portale sulla Cina] signale du reste qu’il s’agit d’une traduction de l’anglais [Traduzione (dall’inglese)]. L’ouvrage de 240 pages, a été publié à Milan, par les éditions Feltrinelli, dans une collection intitulée “Universale economica” en 1994.

Mais, quale sorpresa ! de trouver, sur le même site, la référence à un petit volume de 46 pages proposant une traduction italienne d’un conte des Wushengxi de Li Yu et surtout de découvrir son titre qui en rappelle un autre :

A marito geloso moglie fedele

Autore : Li Yü ; Editore : Meravigli, Vimercate ; Collana : Libri di Una sera ; Prima edizione : 1994 ; Pagg. : 46 ; Traduzione e introduzione : Valentino De Carlo

Vengono scomodati anche gli dèi e i testimoni defunti per risolvere una complessa vicenda giudiziaria che vede contrapposti un marito geloso e la moglie sospettata di averlo tradito. Il giudice Bao saprà ricomporre la lite con molta astuzia: la pace familiare verrà ristabilita e l’onore dei coniugi sarà salvo. Li Yü (1611-1680), grande narratore della letteratura cinese classica, ci offre un testo divertente in cui si prende gioco con ironia del rapporto tra i sessi e delle buone convenzioni sociali.

Le résumé proposé montre bien que le conte en question est celui qui raconte comment la femme d’un bachelier, accusée d’adultère par un plaisantin, intente un procès à son mari , risible cocu imaginaire, pour retrouver son honneur perdu. Chargé de l’affaire, le Juge Bao doit en appeler aux esprits pour raccommoder les époux désunis. Mais rien n’est dit de la traduction.

Le site de la librairie Marco Vasta, ne donne pas non plus d’indication d’un emprunt possible à une traduction française déjà existante, savoir “A mari jaloux, femme fidèle”, ma traduction d’un conte du deuxième volume des Wushengxi parue chez Picquier dans le volume paru sous ce titre en 1990 (pp. 91-132).

Le lien entre les deux traductions semble évident, car ce titre arrêté au dernier moment voici 16 ans [contre une autre option qui était “Le cocu imaginaire”], ne figure pas dans le texte de Li Yu. Pour l’heure, je ne sais pas si Valentino De Carlo s’est ou non seulement contenté de s’inspirer du titre. Je suis impatient d’en avoir le cœur net.

Justement, sur son site de vente en ligne, la Libreria Rinascita (librerieitaliane.net) le propose toujours, mais chez un autre éditeur, La Spiga, à 1,55 €. Il est même annoncé “Disponible”. Pourquoi se priver ?

En attendant, j'ai mis en ligne une page proposant une trentaine de couvertures de livres offrant des traductions de Li Yu. On peut la consulter en cliquant >> ici <<.

lundi 6 juin 2005

Babel label

En relevant dans sa République des livres, note "Un label pour les traductions", les propos que Pierre Lagrange avait livrés dans son "Journal" publié dans le Libération du 4 juin 2005, Pierre Assouline a déclenché un débat sur la traduction. Personne ne peut dire combien de temps il va durer, ni si les réflexions qu'il va susciter seront à la hauteur du sujet.

Voici pour mémoire les propos incriminés :

Label: «traduction fidèle»

Avec son projet de scan de 15 millions d'ouvrages, Google menacerait la culture française. Il me semble que les éditeurs français ont trouvé depuis longtemps une parade dont personne ne parle. Ainsi, la plupart d'entre eux ont pour règle, lorsqu'ils traduisent un ouvrage en français, de le réduire de 10 % au moins (et parfois jusqu'à la moitié). Au départ, je pensais que c'était une pratique marginale en vigueur chez les éditeurs de soupe qui publient les livres populaires sur les soucoupes et l'Atlantide. Pas du tout : la pratique est aussi répandue dans des maisons qui ont pignon sur rue. Ainsi, une bonne partie de notre fonds littéraire étranger est à retraduire. Complot visant à déprécier la littérature étrangère ? Mépris du lecteur ? Des auteurs ? Je propose la création d'un label qui sera apposé par l'éditeur sur le livre pour garantir que la traduction est fidèle. Et s'il est pris à faire des coupes sombres malgré le label, eh bien il rembourse les acheteurs. Et s'il ne met pas le label, eh bien méfiance.

Voici un des commentaires :

La mise en garde est justifiée et invite chacun de nous à être plus attentif et surtout polyglotte. La comparaison systématique de traductions anciennes surtout, mais aussi récentes, avec leur texte original permettrait de donner un peu d'épaisseur à l'accusation qui fait l'objet de ce débat. Du reste, quel traducteur qui se charge de traduire à nouveau un texte déjà traduit n'a pas fait cette accablante constatation. Mais, fait-on forcément mieux en faisant plus ? Plutôt qu'un label, demandons aux éditeurs d'offrir plus de place aux traducteurs pour présenter leur travail et les conditions dans lesquelles il a été réalisé et exigeons qu'ils fournissent les références précises sur l'édition (ou les éditions) utilisé(es). (Liputu)

Et un autre :

Plutôt que de reprocher à Lagrange de ne pas avoir fait de recherches, de ne pas avoir apporté de preuves, pourquoi ne pas mener vous-même une petite enquête, Pierre Assouline ? Certes, l’idée de garantir « la fidelité » d’une traduction est idiote, mais l’accusation de Lagrange, que les éditeurs coupent systématiquement les textes de 10% ou plus me paraît tout à fait possible, même probable. A la différence des autres commentateurs, je ne parlerai pas de Kundera, Kafka et compagnie. Mais je me suis beaucoup étonné il y a quelques années de voir que les trois premiers tomes de Harry Potter ont été pas mal coupés. Tout dialogue qui n’avance pas l’intrigue mais qui servirait plutôt à construire les personnages a été coupé. Je ne dis pas que le choix soit forcément mauvais ; peut-être que l’humour des échanges coupés échapperait à la traduction, peut-être que les lecteurs français ont moins de patience pour ce genre de badinage. Mais il me semble surprenant tout de même que l’éditeur n’hésite pas de toucher ainsi à un livre qui a eu tellement de succès en anglais. (Alexp)

C'est sans doute le moment de ressortir deux phrases prononcées par Jacques Dars lors d'un entretien qu'il avait donné au journal Le Monde (12 mars 1999) :

"La traduction, travail long et ingrat, artisanal et artistique, est curieusement un domaine sans règle ni point de repère, où apparemment tous les coups sont permis... Il y a trop souvent association de malfaiteurs entre traducteurs médiocres et éditeurs complaisants."

Pour poursuivre, voici une remarque de Paul Ricoeur (1913-2005) trouvée dans son Sur la traduction (Paris : Bayard, 2004) :

La seule façon de critiquer une traduction - ce qu'on peut toujours faire -, c'est d'en proposer une autre présumée, prétendue meilleure ou différente. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe sur le terrain des traducteurs professionnels. En ce qui concerne les grands textes de notre culture, nous vivons pour l'essentiel sur des re-traductions à leur tour sans fin remise sur le métier. (p. 40)

Un excellent exemple de re-traduction réussie est celle que Guy Jouvet vient de donner de The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gent. (1759-67) de STERNE, Laurence (1713-1768) : La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. (Auch : Editions Tristram, 2004. 939 pages.) Un régal offert après quinze ans de travail !

A la question : "Quelles sont les difficultés de la traduction de Tristram Shandy ?, posée par Isabelle Rüf ("Tristram Shandy. Un chef-d'œuvre des Lumières rajeuni par une traduction hardie", Le Temps.ch, Samedi 28 février 2004), Guy Jouvet avait répondu :

"Etre à la hauteur de l'œuvre ! Victor Hugo disait, à propos des traductions de Shakespeare : « Il est bon de s'augmenter d'un poète, pas moins d'y ajouter un philosophe.» La moindre des choses est que la traduction restitue la qualité de l'original. Sterne invente des langages, joue avec les rythmes, les temps, les allitérations. Il fallait tenter de les rendre. Ainsi, j'ai traduit les noms propres parce qu'ils ont un sens précis. On m'a reproché les archaïsmes et les néologismes. Voyez Victor Hugo encore : «Les grands écrivains font l'enrichissement des langues, les traducteurs en ralentissent l'appauvrissement ! » La langue de Sterne elle-même explore tous les registres. Les mots ont souvent deux ou trois sens – savant, scatologique, obscène... Le plus difficile était de rendre les temps des verbes : le passé dans le futur, par exemple. Ce sont des astuces qui révèlent la liberté contrôlée avec laquelle il joue avec le temps et l'espace. Et quand il fait des citations en français, il écrit en «franco-shandéen» : j'ai donc respecté ces fautes qui sont volontaires."

Et quand on lui demande "Vous avez rédigé énormément de notes. Sont-elles indispensables à la lecture de Sterne?", il répond :

"Comme avec Shakespeare ou Molière, une première lecture est possible. La distance comique est immédiatement perceptible, grâce au rythme, à la poésie. Mais Sterne demande aussi du travail au lecteur. Le commentaire ajoute au plaisir. Sterne travaille avec toute une bibliothèque derrière lui et il ne cite pas toujours ses références, les auteurs qu'il pastiche ou qu'il cite. On peut faire beaucoup de lectures d'un texte aussi riche. Cette énergie vitale traverse les siècles."

mardi 3 mai 2005

La manière de bien traduire

Voici un petit aperçu de la prose brillante d'Estienne DOLET (1509-1546) auteur de La manière de bien traduire d'une langue à l'autre. (Lyon : E. Dolet, 1540) Je ne reproduis ici qu'un extrait de ce texte pourtant très court en français modernisé par mes soins d'après le fac-similé disponible sur le serveur de la BNF. Deux versions numérisées sont disponibles sur un site personnel (non identifié) hébergé par la Tokyo University of Foreign Studies : l'une qualifiée d'"originale", l'autre en "Orthographe modernisée".

[La] matière de l'auteur qu'il traduit ; car par cette intelligence, il ne sera jamais obscur en sa traduction : et si l'auteur lequel il traduit est aucunement scabreux, il le pourra rendre facile et du tout intelligible.
La seconde chose qui est requise en traduction, c'est que le traducteur ait parfaite connaissance de la langue de l'auteur qu'il traduit et soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se met à traduire. Par ainsi il ne violera, et n'amoindrira la majesté de l'une et l'autre langue.
Le tiers point est qu'en traduisant, il ne se faut pas asservir jusqu'à là que l'on rende mot pour mot. Et si aucun le fait, cela lui procède de pauvreté et défaut d'esprit.
La quatrième règle [veut que l'on se] contente du commun, sans innover aucunes dictions follement, et par curiosité repréhensible . Pour cela n'entends pas que je dise que traducteur s'abstienne totalement de mots qui sont hors de l'usage commun, mais cela se doit faire à l'extrême nécessité.
Venons maintenant à la cinquième règle que doit observer un bon traducteur. Laquelle est de si grande vertu, que sans elle toute composition est lourde et mal plaisante. Mais qu'est ce qu'elle contient ? Rien autre chose que l'observation des nombres oratoires : c'est asseoir une liaison et assemblement des dictions avec telle douceur, que non seulement l'âme s'en contente, mais aussi les oreilles en sont toutes ravies, et ne se fachent jamais d'une telle harmonie de langage.