jeudi 29 janvier 2009

Un nouveau paysage de l'âme humaine


La toute récente réédition des Six récits au fil inconstant des jours (J.-C. Lattès), la traduction historique du Fusheng liuji 浮生六記 de Shen Fu 沈復 (1763-1825 ?) par Pierre Ryckmans, parue sous le nom de Simon Leys et la précédente dans la collection « 10/18 » chez Christian Bourgois (1982) n'ont repris la préface qu'avait donnée à la première édition en 1966, chez F. Larcier à Bruxelles, Yves Hervouet (1921-1999), alors Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Bordeaux. Je l'ai déjà signalé ailleurs. Ici, je veux juste reproduire ce court texte que peu de monde est en mesure de lire :
Nul mieux que M. Pierre Ryckmans n'était capable de présenter au public de langue française cette œuvre attachante de la vieille Chine. Il a pour ce faire l'avantage d'avoir vécu plusieurs années en Extrême-Orient dans un milieu très chinois, près de lettrés qualifiés pour lui expliquer non seulement les finesses de la langue mais aussi les particularités de la civilisation chinoise ancienne. Il avai aussi l'enthousiasme de la jeunesse que l'on sent dans la ferveur de sa langue, d'une langue qu'il manie d'ailleurs fort bien. Cette œuvre destinée au grand public n'en est pas moins l'œuvre d'un sinologue de métier et cela laisse bien augurer de la jeune école sinologique de Belgique. Plusieurs jeunes chercheurs, avec M. Ryckmans, sauront lui faire honneur.

Pourquoi avoir choisi ce texte au milieu de centaines d'œuvres de la littérature chinoise qui ne sont pas encore traduites en français ? L'introduction nous dit quel en est l'intérêt. Je voudrais ajouter qulques réflexions personnelles. Qu'avons-nous donc ici ? Ce n'est pas un jounal, une chronique des événements de la vie de Shen Fu (né en 1763, mort après 1810) : il y a trop de considération de toutes sortes, de digressions, de désordre dans la narration pour que les Six récits méritent le nom de journal. Ce ne sont pas non plus des mémoires intérieurs : Shen Fu est trop désireux de nous raconter des anecdotes diverses, de nous montrer surtout des paysages ou des jardins, de nous donner des recettes pour faire pousser un arbre nain ou pour réaliser un bel arrangement de fleurs – qui présentera encore cela comme des arts propres au Japon ? – ou même pour parfumer du thé en le déposant dans une corolle de lotus avant qu'elle ne se ferme pour la nuit. Ce sont des épanchements sur tout ce qui se présente dans la vie de Shen Fu et c'est ce caractère de confidences qui fait tout le charme de ce texte.

On y trouve une très belle histoire d'amour, d'un véritable amour-passion – qui parlera encore de l'impassibilité des Chinois ? – mais la passion n'en laisse pas moins place à de curieuses amitiés féminines chez la jeune femme et à de touchantes « aventures » chez notre auteur. On trouve aussi dans ces pages de nombreux détails sur la civilisation chinoise traditionnelle, les fêtes, les superstitions, les mœurs du temps et les usages de chaque région, les délicates jouissances d'un lettré. Et cet aspect du récit est, de mon point de vue de sinologue, prodigieusement intéressant. Il me semble qu'il devrait l'être aussi pour tout homme qui se soucie de culture.

Il me reste donc à souhaiter beaucoup de succès à cet ouvrage qui, à travers même l'étrangeté de certaines pages, ouvre un nouveau paysage de l'âme humaine.
En illustration, le haut de la pile des ouvrages sortis pour composer le billet publié aujourd'hui-même sur le site de Leo2T.

samedi 15 novembre 2008

Prenez ce sceau que je ne saurais perdre

Cachet portant le sceau de l’empereur Kangxi (1662-1772)

Comme dit le dicton : « Au printemps, on range son intérieur, l'automne venu, son ordinateur » ; c'est ainsi que dans le nombre assez impressionnant des fichiers qui sommeillaient dans un dossier « PDF à ranger », je suis tombé sur un document de 12,7 Mo téléchargé depuis Gallica en mars 2007 -- un des nombreux trésors que propose gracieusement, sur son site, la BNF. C'est sans doute son titre et son sous-titre qui avaient à l'époque retenu mon attention :

Nouveau voyage autour du monde,
par Le Gentil,
enrichi de plusieurs plans, vûës et perspectives des principales villes et ports du Pérou, Chily, Brésil et de la Chine, avec une description de l'Empire de la Chine beaucoup plus ample & plus circonstanciée que celles qui ont paru jusqu'à présent, où il est traité des Mœurs, Religion, Politique, éducation & commerce des Peuples de cet Empire.


L'ouvrage que l'on doit à un certain De La Barbinais Le Gentil a été publié à Amsterdam, chez Pierre Mortier, en 1728. Sa cote est NUMM-74613. Sa lecture réserve de bonnes surprises, surtout à partir de la page 157, car le voyageur qui s'est engagé vis-à-vis de son correspondant, Le Comte de Morville, Ministre et secrétaire d'Etat, à écrire « le détail de tout ce qui [lui] arriverait dans le cours de [ses] voyages », arrive en Chine, celle des Qing 清 (1644-1911) sous le règne de l'empereur Kangxi 康熙 (r. 1662-1722) et plus précisément en l'an 1716. Il se retrouve contraint de se rendre à « Emoüy [Amoy, Xiamen 廈門] dans la Province du Fokien [Fujian] », port qui passe, à tort selon lui, pour être « plus propre au commerce que celui de Canton » (page 154).

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer, pour commencer cette lecture dont je vous ferai profiter ici selon mon humeur, une petite anecdote piquante, illustrant à merveille la délicate ingéniosité chinoise :
Tous les Mandarins ont un sceau annexé à la Charge qu'ils exercent ; s'ils le perdent ils courent risque de perdre leur emploi d'être punis peut-être encore plus sévèrement. Le R. P. Laureaty me raconta à ce sujet un événement assez particulier dont il avait été témoin. Un Mandarin de guerre ayant eu plusieurs démêlés avec un Mandarin de justice, lui fit dérober son sceau. Celui-ci qui n'ignorait pas les conséquences de cette perte, & qui soupçonna aussitôt l'auteur de ce vol, usa de ce stratagème. Il mit le feu à son Palais, & l'incendie ayant attiré tous les Mandarins, qui dans ces occasions sont obligés d'accourir & de donner leurs ordres pour prévenir le progrès de l'embrasement, son ennemi y vint aussi par politique & par devoir. Alors le Mandarin contrefaisant l'homme éperdu, sortit de sa maison tenant en main une boite semblable à celle qui renfermait auparavant le sceau : prenez, dit-il au Mandarin de guerre, le sceau que j'ai reçu de l'Empereur, gardez-le tandis que j'irai prévenir les suites de cet embrasement. Tous les assistants furent témoins de ces paroles, en sorte que le feu étant éteint, le Mandarin de guerre fut obligé de restituer à l'autre le sceau qu'il lui avait volé. personne ne l'aurait cru, s'il avait osé dire que la boite était vide lorsqu'il l'avait reçue.
(Extrait de la « Lettre huitième : A Emouy le 24 Octobre 1716 », pp. 298-299)

En lisant ce passage, on ne peut pas, surtout si on vient, comme moi, de le dévorer, ne pas penser au chapitre XIII des Créatures du docteur Fu Manchu (Sax Rohmer, trad. Anne-Sylvie Homassel, Zulma, 2008, pp. 125-136) dans lequel le terrible Chinois est en prise à une redoutable colère car il a perdu l'insigne de la distinction qu'il vient de recevoir : un paon sacré. Par bonheur, « le goût infantile des Chinois pour les breloques » va permettre au bon Dr Petrie et à l'agent Nayland Smith de sauver, in extremis, leur vie.

Avant de refermer pour qui sait combien de temps ce récit épistolaire à vocation encyclopédique, en voici un dernier aperçu (pp. 192-193), toujours dans une transcription qui conserve presque toujours l’orthographe et la présentation d’origine :
Le 2 d'Août j'allai chez un riche Chinois, qui m'invitait depuis longtemps à l'aller voir : pour m'engager à faire de lui un jugement avantageux, il me montra une attestation d'un Ministre Anglais, écrite en Langue Latine, dans laquelle il était dit, que si quelque malheureux Européen était forcé par la destinée de venir dans le Port d'Emouy, il l'avertissait que le Chinois nommé Hia-cua, était le plus grand fripon d'une ville dont tous les habitants étaient voleurs, de mauvaise foi, &c.
Le cas de dire : « Par pari refertur ».

mercredi 29 octobre 2008

Un nouveau souffle ?

Or donc, PiKaBlog vient de migrer vers BlogSpot où on peut désormais lire les 112 billets mis en ligne entre le 10/01/05 et le 10/11/07. Exit BlogWaveStudio et son vieux logiciel qui n’a pas reçu de mise à jour depuis le printemps 2005 ! et qui n’en connaîtra sans doute plus jamais. L’ancienne version reste en ligne jusqu’à une date impossible à fixer - la fin de l’âge numérique, du monde ? Cette migration contrainte se fait aux prix de petits désagréments : la perte des commentaires, certains liens (notamment les illustrations) qui vont continuer à conduire vers la version originale qui, ceci est une certitude, n’évoluera plus au contraire celle-ci qui devrait retrouver - c’est du moins ce que je souhaite - une croissance un peu plus soutenue.
On trouvera ici ce qu’on ne peut pas lire là-bas - le blog de LEO2T - et inversement. A bientôt !

samedi 10 novembre 2007

Sans condition

En constatant que mon PiKaBlog n'avait pas bougé depuis le 29 août dernier et une perfide attaque contre les Editions Picquier, je me suis demandé comment tenter de réactiver cet espace délaissé trop souvent pour un autre (>>ici<<), sinon en vous - hypothétiques lecteurs - faisant profiter de lectures anciennes et de passages notés à la volée. Le hasard a fait que les deux premiers spécimens de cette sorte qui me soient tombées sous les yeux trouvent un écho intéressant avec les événements récents de l'actualité politique et universitaire. Je vous les livre tel quel :
I. ... « l'université moderne devrait être sans condition. Par « université moderne », entendons celle dont le modèle européen, après une histoire médiévale riche et complexe, est devenu prévalent, c'est-à-dire « classique », depuis deux siècles, dans des Etats de type démocratique. Cette université exige et devrait se voir reconnaître en principe, outre ce qu'on appelle la liberté académique, une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus encore, le droit de dire publiquement tout ce qu'exigent une recherche, un savoir et une pensée de la vérité. [...] L'université fait profession de la vérité. Elle déclare, elle promet un engagement sans limite envers la vérité.
Sans doute le statut et le devenir de la vérité, comme la valeur de vérité donnent-ils lieu à des discussions infinies
[...] Mais cela se discute justement, de façon privilégiée, dans l'Université et dans les départements qui appartiennent aux Humanités. » Ce passage provient des pages 11 et 12, le début de L'Université sans condition de Jacques Derrida [Paris : Galilée, 2001, 79 pages]

A la page 67, on lit :
« Les Humanités de demain, dans tous les départements, devraient étudier leur histoire, l'histoire des concepts qui, en les construisant, ont institué les disciplines et leur ont été coextensifs. [...]
1. Ces nouvelles Humanités traiteraient de l'histoire de l'homme, de la figure et du « propre de l'homme » [...]
2. Ces nouvelles Humanités traiteraient [...] de l'histoire de la démocratie et de l'idée de souveraineté, c'est-à-dire aussi, bien sûr, des conditions ou plutôt de l'inconditionnalité dont on suppose [...] que l'université, et en elle les Humanités, en vivent. [...]
3. Ces nouvelles Humanités traiteraient [...] de l'histoire de "professer", de la "profession et du professorat. [...]
4. Ces nouvelles Humanités traiteraient [...] de l'histoire de la littérature. Non seulement de ce qu'on appelle couramment histoire des littératures ou la littérature même, avec la grande question de ses canons (objets traditionnels et incontestés des Humanités classiques) mais l'histoire du concept de littérature, de l'institution moderne nommée littérature, de ses liens avec le droit de tout dire (ou de ne pas tout dire) qui fonde aussi bien la démocratie que l'idée de souveraineté inconditionnelle dont se réclame l'université et en elle ce qu'on appelle, dans et hors départements, les Humanités. .....

Page 78, encore : « L'université sans condition ne se situe pas nécessairement, ni exclusivement, dans l'enceinte de ce qu'on appelle aujourd'hui l'université. Elle n'est pas nécessairement, exclusivement, exemplairement représentée dans la figure du professeur. Elle a lieu, elle cherche son lieu partout où cette inconditionnalité peut s'annoncer. Partout où elle (se) donne, peut-être, à penser. Parfois au-delà même, sans doute, d'une logique et d'un lexique de la « condition ». »

La dernière phrase : « Prenez votre temps mais dépêchez-vous de le faire, car vous ne savez pas ce qui vous attend. »

II. Directement sortie de la leçon inaugurale du Collège de France d'Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ? [Paris : Collège de France / Fayard, « Leçons inaugurales du Collège de France » n° 188, 2007. 77 pages.] et prononcée le jeudi 30 novembre 2006, cette remarque qui est à n’en pas douter une réponse à une digression révélatrice d'une courbure de l'esprit d'un candidat à la présidentielle sûr de lui [dont il est question ici]

« La littérature doit être lue et étudiée parce qu'elle offre un moyen - certains diront même le seul - de préserver et de transmettre l'expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l'espace et le temps, ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. Elle nous rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s'écartent des nôtres. Ainsi un fonctionnaire au fait de ce qui rend sublime le dénouement de La Princesse de Clèves sera-t-il plus ouvert à l'étrangeté des mœurs de ses administrés. »

III. Pour finir, ce court passage de Giacomo Leopardi (1798-1837) dont je ne possède qu'un Choix de pensées tiré à part (2001, 40 pages) des Pensées (1845) éditées par les Editions Allia (Traduit de l'italien par Joël Gayraud, 1992) :

« La mort n'est pas un mal : elle libère l'homme de ses maux et, le privant de tous les biens, lui en enlève le désir. C'est la vieillesse qui est le mal suprême : elle ôte à l'homme toutes les jouissances, ne lui en laisse que la soif et apporte avec elle toutes les douleurs. Et pourtant, c'est la mort que l'on redoute et la vieillesse que l'on désire. » (Pensées, VI).

Je n’ose dire à bientôt.

mercredi 29 août 2007

Sensuelle avec suite

ou l'irruption des corps dans l'édition. Dans un court billet d'information sur le blog de notre équipe (), j'ironisais stérilement sur la couverture aguichante de la traduction par Yvonne André d'un roman de Wang Anyi 王安忆[Xiaocheng zhi lian 小城之戀] sous le titre d'Amour dans une petite ville sur le point de paraître aux Editions Philippe Picquier.

Je m'étais retenu de poursuivre sur cette voie glissante, le lieu ne se prêtant pas idéalement au développement oiseux qui va suivre. J'aurais quand même pu écrire que la présentation de l'éditeur - qu'on devrait voir en quatrième de couverture et qui devrait selon toute vraisemblance constituer le seul appareil critique accompagnant l'œuvre (1) -, était à l'unisson de cet emballage d'un type nouveau puisque après avoir dûment fourni l'amorce de l'intrigue en nous promettant « l’irruption du désir et des corps à une époque où ils étaient bannis », elle ajoute (c'est moi qui souligne) :

« Ce roman qui est le premier d’une trilogie (les deux autres romans sont en cours de traduction aux Editions Picquier) parue dans les années 1986-1987 en Chine, fit scandale par la franchise avec laquelle était abordée la sexualité. C’est un texte d’une grande violence, curieusement détaché aussi, sans autre morale que celle des corps, de la puissante palpitation de la vie, qui ne connaît ni barrière, ni loi ni tabou. »

N’ayant pas lu l'ouvrage, pas plus en chinois qu’en français, j'ai aussitôt imaginé qu'il contenait quelques descriptions d'une grande sensualité qui justifiaient le choix de la photo de couverture. Mais, la lecture de la présentation proposée dans le n° 695 de Livres Hebdo par J.-M. M. (?) m’a très rapidement ramené à la raison (c'est toujours moi qui souligne) :

« On appréciera dans ce conte, le changement complet de cadre [par rapport au Chant des regrets éternels (Yvonne André, Stéphan Lévêque (trad.),Picquier, 2006)], et son art de styliste. L'impressionnante retenue de la narration laisse deviner une protestation furieuse : deux destins ont été brisés. » Plus haut, il est même question « d'une description ‘neutre’ d'une passion qui lie, dès l'adolescence, deux jeunes danseurs dans une culture où la sexualité n'existe pas (puisqu'on n'en parle pas) et où rien n'est envisageable hors mariage. »

Depuis, Noël Dutrait a tranché le débat de la manière suivante : « Une couverture qui risque de décevoir le lecteur s’il pense lire un texte érotique à la gloire de l’amour physique. » (Voir ici) On peut donc se demander si l'éditeur qui affiche son désir de défendre l'œuvre de Wang Anyi ne lui a pas une nouvelle fois joué un bien vilain tour - le premier, pour ceux qui aurait la mémoire courte, fut la publication des Lumières de Hong-Kong (2001) dont Nicolas Zufferey avait relevé les lacunes [« Les Lumières de Hong Kong et les brumes de la traduction. A propos des éditions françaises de deux romans chinois contemporains », Perspectives chinoises, n° 75 janvier - février 2003, pp. 64-70] ; le second tour pendable, serait donc de lui faire enfiler des atours qui ne lui conviennent pas.

Certes, l'image est belle - qui s'en plaindrait ? -, mais, en s'y prenant ainsi, l'éditeur prend le risque d'influencer dans une direction erronée la perception du lecteur. Accordons lui qu'il le fait … ‘en toute conscience’. Il a, en effet, réfléchi de longue date au sujet et sait quoi répondre quand on lui demande s'il attache de « l’importance à la couverture du livre, et à sa qualité en tant qu’objet ? » (voir le relevé de ses propos ici) :

La couverture doit être en résonance avec le contenu du livre. Il faut qu’il y ait concordance entre l’intérieur et l’extérieur. Valoriser l’objet avec une image. On attache de plus en plus d’importance à l’objet. Nous avions déjà cette façon de faire à nos débuts.

A la question « Demandez-vous l’avis des auteurs pour la couverture ? », il répond :

La plupart du temps, ils nous laissent faire, même si parfois ils trouvent nos couvertures moches. Ils ne disent rien mais n’en pensent pas moins. C’est extrêmement difficile quand un auteur demande un droit de regard sur la couverture, cela pose toujours problème. Nous faisons des réunions chaque mardi où nous réglons les problèmes de titre. C’est souvent difficile car la traduction ne tombe pas bien, et il nous faut trouver un titre qui respecte à la fois l’idée de l’auteur et qui soit commercial. Le traducteur donne son avis et nous lui demandons souvent de faire une liste quand nous avons un problème.

L'emballage est donc un élément crucial de la politique éditoriale de cette maison, comme de bien d'autres, pour ne pas dire de toutes. Certes, la couverture n'est pas le seul élément à prendre en considération, mais c'est néanmoins celui qui s'impose en premier au lecteur ; c'est elle qui confère au livre, nous dit-on, son statut d'objet, d'objet commercial ! Ceci se comprend naturellement, mais il y a, là sans doute aussi, des limites à ne pas franchir.

Le point est plus important qu'il peut sembler au premier abord. Pour remplacer le terme dépréciatif d' « emballage », retenu jusqu'à présent, Gérard Genette avait, voici longtemps déjà, proposé une terminologie plus adaptée, savoir « péritexte » conçu comme partie du paratexte [ce qui se trouve autour d'un texte, « c'est-à-dire toutes les données textuelles qui présentent au lecteur le texte proprement dit et peuvent fonctionner pour lui comme des seuils, des orientations, ou des pièges » [Dictionnaires des termes littéraires, Champion « Classique », 2005, p. 353.]. Dans Seuils (Paris : Seuil, "Poétique", 1987, pages 20-37), justement, il avait fourni une pertinante analyse de tous les éléments qui constituent ce qu'il appelait le péritexte éditorial, savoir « toute zone du péritexte qui se trouve sous la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l'éditeur ». Vingt ans plus tard, il devient criant que la réflexion menée alors sur la couverture tourne un peu court. Elle mériterait d'être poussée plus avant, car pendant les deux décennies qui nous éloignent de la sortie de cette magistrale étude, les éditeurs ont rivalisé d'audace et d'imprudence, pour ne pas dire de légèreté.

Pour en rester au volume en question - mais la question mériterait d'être étendue à tout un corpus et compléter de celle-ci : quel type de présentation, quels péritexte et paratexte doit-on accorder aux traductions de littérature chinoise ? -, on peut s'interroger sur l'impact que va produire cette couverture - non sur les ventes, ce n'est pas notre problème -, mais sur le lecteur. L'image de Wang Anyi auprès d’un public qui ne sait pas grand chose d'elle et pas plus de son œuvre, pourrait s'en ressentir gravement. La traductrice pourrait même se sentir impliquée dans cette présentation osée.

L'effet peut-être le plus inattendu de ce péritexte (couverture, quatrième de couverture, dossier de presse, filtrage commercial, ...) sur sa diffusion est sans aucun doute sa soudaine proximité avec des ouvrages avec lesquels le roman de Wang Anyi n'aurait jamais dû devoir frayer. En effet, quoi de commun entre l'ancienne « jeune instruite » née en 1954 et Swann de Guillebon et Patrick Saint-Just, et qu'est-ce qui peut rapprocher Amour dans une petite ville de Farang (Grasset, 2004) et des Folies de Bangkok (Media 1000, collection « Les interdits », 2006) ?

La couverture, peut-être (voir notre illustration), à la réserve que celle de Wang Anyi ne figurait pas encore en ligne sur Amazon, le site de vente qui a réalisé tout seul le rapprochement de ces trois romans [sur ce tour de force voir ici]. Pourtant, comment le nier : la confrontation montre un certaine familiarité entre les couvertures des deux premiers titres, et … qu'il y a toujours pire ! Elles sont sans aucun doute le fruit de cette recherche difficile et périlleuse d'un « équilibre » entre une perception du contenu et l'efficacité commerciale.

Mais plus vraisemblablement, le responsable de ce rapprochement dérangeant pourrait bien être le contenu des résumés fournis par les éditeurs de ces trois romans. Voici pour étayer cette hypothèse et dans cet ordre, ceux de Farang et des Folies - je ne reprends pas celui d'Amour dans une petite ville :

Bangkok, nuits moites, foules affairées, poussière des soïs, dédale parmi les palais et les temples aux toits d'or. Une ville qui gronde même lorsque rien ne bouge. Mais l'étranger qui s'y perd n'entend pas la menace. Lorsque Tristan rencontre Joy, il ne sait pas que l'amour, en Thaïlande, est un processus conventionnel, impossible à contourner sans emprunter des chemins de traverse. Et quand la mafia de Chiang-Mai s'en mêle, Tristan, qui pense tout maîtriser, est dépossédé de lui-même. Qui dira à quel prix ? Même Monsieur Thran, ce fieffé innocent qui sait si bien se simplifier la vie en compliquant celle des autres, prétend ne pas connaître la fin de l'histoire. C'est pourtant lui, désormais, qui rabâche ce vieux proverbe d'Asie : « Il y a toujours deux extrémités à un bâton. »

Des vacances de rêve en Thaïlande, voilà ce que voulait Hélène, une jeune prof libérée et aventureuse. Après les plages paradisiaques, elle se fait coincer à l'aéroport de Bangkok par erreur et prolonge contre son gré son séjour dans une prison locale. Pourtant ce n'est pas l'enfer quelle découvre, mais presque une colonie de vacances peuplée de femmes prêtes à tout pour tromper leur ennui. Dans la moiteur des cellules, les prisonnières et les gardiennes s'éclatent sans tabou, et Hélène s'aperçoit qu'en prison règne une certaine liberté... sexuelle ! Entre séances coquines au parloir avec son avocat obsédé et complicité avec des Thaïlandaises pas vraiment innocentes, elle se délure au rythme des journées occupées à tromper l'attente d'une libération. Après quelques mois d'incarcération, Hélène finira même par regretter son séjour en taule, à l'ambiance bien plus chaude que bien des clubs de vacances traditionnels.

« La sexualité sans barrière, ni loi, ni tabou » des Editions Picquier, la ville - certes celle de Wang Anyi n'est pas la capitale des débordements sexuels de l'Asie, mais bon, les outils informatiques mis en jeu n’ont pas le sens de la mesure suffisamment aiguisé -, ont, au bout du compte, une certaine connivence avec les « chemins de traverses » qui sont suivis dans le Bangkok suintant le cliché, et la « liberté sexuelle » qui s'affiche dans ces productions de second, voire de troisième, rayon.

Se pose alors une question : vaut-il mieux qu'un ouvrage soit « mal lu » mais abondamment, plutôt que « peu lu » et mieux apprécié ? Et cette autre interrogation : puisqu'il y aura une suite – « deux romans en cours de traduction » - et qu'il va bien falloir bâtir une unité graphique entre les trois volumes (sans doute du même type que celle qui fut trouvé pour les deux tomes d'Un moment à Pékin de Lin Yutang) quelle surprise les Editions Picquier réservent-elles à ses aficionados ?

Au sujet des couvertures, aussi sur ce blog : "Banc d'essai".

(1) Erreur ! L'ouvrage que j'ai pu feuilleter mais guère plus d'une minute en librairie s'ouvre sur un "Avant propos" de la traductrice, soit quelque trois pages de présentation que je prendrai le temps de lire un de ces jours prochains. A suivre donc ....

mercredi 18 juillet 2007

Le stratagème de la ville vide

J'ai (ailleurs) déjà signalé la sortie d'une nouvelle version française des 36 stratagèmes [Sanshiliu ji 三十六計] et me suis amusé de la stratégie retenue par son éditeur pour produire une jolie confusion dans l'esprit des lecteurs afin d'imposer la traduction de Jean Lévi sur celle de ...... .

Ce billet sera l'illustration du trente-deuxième stratègme : "Kong cheng ji" 空城計, "Le stratagème de la ville vide" par le texte et la vidéo.




Le texte pour commencer. Ce sera le résumé (à peine modifié) donné par Jean Lévi à un épisode qui intervient dans le 95ème chapitre de l'édition en 120 chapitres du Sanguo zhi yanyi 三國志演義 :

Surpris dans la petite ville de Xicheng faiblement défendue avec seulement trois mille hommes par l'avance du gros des troupes du général adverse Sima Yi 司馬懿, Zhuge Liang 諸葛亮 (alias Kongming 孔明 ) décide de laisser les portes de la ville ouvertes et de dégarnir les murs de ses défenseurs, tandis que lui-même, bien visible en haut d'une tour, jouait du luth. Le général Sima Yi, à la vue de ce spectacle insolite, subodora un piège et crut habile de battre en retraite plutôt que de se lancer tête baisszée dans un traquenard, laissant le temps à son adversaire d'organiser sa retraite. C'est ainsi que le rusé ministre du Chu put, à lui tout seul et dans une ville quasiment déserte, tenir en respect un adversaire fort de cent mille hommes.

 Source : Sun Tzu, L'art de la guerre. Hachette, "Pluriel", 2004, p. 182.

La vidéo maintenant avec un extrait (en trois parties) d'une adaptation cinématographique du Roman des Trois Royaumes récupéré sur Youtube :
1/3.

2/3.

3/3.


Inutile de dire que Youtube, et les autres sites de vidéo sur internet, surtout chinois (voir ici), mettent à disposition des milliers de séquences de ce type et qu'on aurait tort de se priver tant que ce n'est pas interdit.

lundi 14 mai 2007

Chez Confucius


En relisant Les derniers jours de Pékin (1900-1901) de Pierre Loti (14 janvier 1850- 10 juin 1923), je suis tombé sur cette description du Temple de Confucius visité, à deux reprises, il y a peu. En voici le début :

Quand nous sortons de chez ces fantômes de lamas*, une demi-heure de soleil nous reste encore, et nous allons chez Confucius qui habite le même quartier, la même nécropole pourrait-on dire, dans un délaissement aussi funèbre.
La grande porte vermoulue, pour nous livrer passage, s'arrache de ses gonds et s'effondre, tandis qu'un hibou, qui dormait là, prend peur et s'envole. Et nous voici dans une sorte de bois mortuaire, marchand sur l'herbe jaunie d'automne, parmi de vieux arbres à bout de sève.
Un arc de triomphe d'abord se présente à nous dans ce bois : hommage de quelque souverain défunt au grand penseur de la Chine. Il est d'un dessin charmant, dans l'excès même de son étrangeté, sous les trois clochetons d'émail jaune qui le couronnent de leurs toits courbes, ornés de monstres à tous les angles. Il ne se relie à rien. Il est posé là comme un bibelot précieux que l'on aurait égaré parmi les ruines. Et sa fraîcheur suprend, au milieu du délabrement de toutes choses. De près, cependant, on s'aperçoit de son grand âge, à je ne sais quel archaïsme de détails et quelle imperceptible usure ; mais il est composé de matériaux presque éternels, où même la poussière des siècles ne saurait avoir prise, sous ce climat sans pluie : marbre blanc pour base, faïence ensuite jusqu'au sommet -- faïence jaune et verte, représentant, en haut relief, des feuilles de lotus, des nuages et des chimères.


[Chapitre VIII, "Chez Confucius", p. 1095 de P. Loti, Voyages (1872-1913), Paris, Laffont, "Bouquins", 1991]. * Il s'agit du Yonghegong ou Temple de Lamas

En illustration, un cliché du "grand portique à triple arcature décoré de tuiles vernisées vertes et jaunes" (Guide bleu, 1983, p. 584) pris cet hiver. Pour d'autres clichés du Temple de Confucius prises en septembre 2006, c'est ici. Voir aussi ici.
J'ai remis à plus tard la quête des photos prises en 1986, lors de mon premier séjour à Pékin.