ou l'irruption des corps dans l'édition. Dans un court billet d'information sur le blog de notre équipe (là), j'ironisais stérilement sur la couverture aguichante de la traduction par Yvonne André d'un roman de Wang Anyi 王安忆[Xiaocheng zhi lian 小城之戀] sous le titre d'Amour dans une petite ville sur le point de paraître aux Editions Philippe Picquier. Je m'étais retenu de poursuivre sur cette voie glissante, le lieu ne se prêtant pas idéalement au développement oiseux qui va suivre. J'aurais quand même pu écrire que la présentation de l'éditeur - qu'on devrait voir en quatrième de couverture et qui devrait selon toute vraisemblance constituer le seul appareil critique accompagnant l'œuvre (1) -, était à l'unisson de cet emballage d'un type nouveau puisque après avoir dûment fourni l'amorce de l'intrigue en nous promettant « l’irruption du désir et des corps à une époque où ils étaient bannis », elle ajoute (c'est moi qui souligne) : « Ce roman qui est le premier d’une trilogie (les deux autres romans sont en cours de traduction aux Editions Picquier) parue dans les années 1986-1987 en Chine, fit scandale par la franchise avec laquelle était abordée la sexualité. C’est un texte d’une grande violence, curieusement détaché aussi, sans autre morale que celle des corps, de la puissante palpitation de la vie, qui ne connaît ni barrière, ni loi ni tabou. » N’ayant pas lu l'ouvrage, pas plus en chinois qu’en français, j'ai aussitôt imaginé qu'il contenait quelques descriptions d'une grande sensualité qui justifiaient le choix de la photo de couverture. Mais, la lecture de la présentation proposée dans le n° 695 de Livres Hebdo par J.-M. M. (?) m’a très rapidement ramené à la raison (c'est toujours moi qui souligne) : « On appréciera dans ce conte, le changement complet de cadre [par rapport au Chant des regrets éternels (Yvonne André, Stéphan Lévêque (trad.),Picquier, 2006)], et son art de styliste. L'impressionnante retenue de la narration laisse deviner une protestation furieuse : deux destins ont été brisés. » Plus haut, il est même question « d'une description ‘neutre’ d'une passion qui lie, dès l'adolescence, deux jeunes danseurs dans une culture où la sexualité n'existe pas (puisqu'on n'en parle pas) et où rien n'est envisageable hors mariage. » Depuis, Noël Dutrait a tranché le débat de la manière suivante : « Une couverture qui risque de décevoir le lecteur s’il pense lire un texte érotique à la gloire de l’amour physique. » (Voir ici) On peut donc se demander si l'éditeur qui affiche son désir de défendre l'œuvre de Wang Anyi ne lui a pas une nouvelle fois joué un bien vilain tour - le premier, pour ceux qui aurait la mémoire courte, fut la publication des Lumières de Hong-Kong (2001) dont Nicolas Zufferey avait relevé les lacunes [« Les Lumières de Hong Kong et les brumes de la traduction. A propos des éditions françaises de deux romans chinois contemporains », Perspectives chinoises, n° 75 janvier - février 2003, pp. 64-70] ; le second tour pendable, serait donc de lui faire enfiler des atours qui ne lui conviennent pas. Certes, l'image est belle - qui s'en plaindrait ? -, mais, en s'y prenant ainsi, l'éditeur prend le risque d'influencer dans une direction erronée la perception du lecteur. Accordons lui qu'il le fait … ‘en toute conscience’. Il a, en effet, réfléchi de longue date au sujet et sait quoi répondre quand on lui demande s'il attache de « l’importance à la couverture du livre, et à sa qualité en tant qu’objet ? » (voir le relevé de ses propos ici) : La couverture doit être en résonance avec le contenu du livre. Il faut qu’il y ait concordance entre l’intérieur et l’extérieur. Valoriser l’objet avec une image. On attache de plus en plus d’importance à l’objet. Nous avions déjà cette façon de faire à nos débuts. A la question « Demandez-vous l’avis des auteurs pour la couverture ? », il répond : La plupart du temps, ils nous laissent faire, même si parfois ils trouvent nos couvertures moches. Ils ne disent rien mais n’en pensent pas moins. C’est extrêmement difficile quand un auteur demande un droit de regard sur la couverture, cela pose toujours problème. Nous faisons des réunions chaque mardi où nous réglons les problèmes de titre. C’est souvent difficile car la traduction ne tombe pas bien, et il nous faut trouver un titre qui respecte à la fois l’idée de l’auteur et qui soit commercial. Le traducteur donne son avis et nous lui demandons souvent de faire une liste quand nous avons un problème. L'emballage est donc un élément crucial de la politique éditoriale de cette maison, comme de bien d'autres, pour ne pas dire de toutes. Certes, la couverture n'est pas le seul élément à prendre en considération, mais c'est néanmoins celui qui s'impose en premier au lecteur ; c'est elle qui confère au livre, nous dit-on, son statut d'objet, d'objet commercial ! Ceci se comprend naturellement, mais il y a, là sans doute aussi, des limites à ne pas franchir. Le point est plus important qu'il peut sembler au premier abord. Pour remplacer le terme dépréciatif d' « emballage », retenu jusqu'à présent, Gérard Genette avait, voici longtemps déjà, proposé une terminologie plus adaptée, savoir « péritexte » conçu comme partie du paratexte [ce qui se trouve autour d'un texte, « c'est-à-dire toutes les données textuelles qui présentent au lecteur le texte proprement dit et peuvent fonctionner pour lui comme des seuils, des orientations, ou des pièges » [Dictionnaires des termes littéraires, Champion « Classique », 2005, p. 353.]. Dans Seuils (Paris : Seuil, "Poétique", 1987, pages 20-37), justement, il avait fourni une pertinante analyse de tous les éléments qui constituent ce qu'il appelait le péritexte éditorial, savoir « toute zone du péritexte qui se trouve sous la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l'éditeur ». Vingt ans plus tard, il devient criant que la réflexion menée alors sur la couverture tourne un peu court. Elle mériterait d'être poussée plus avant, car pendant les deux décennies qui nous éloignent de la sortie de cette magistrale étude, les éditeurs ont rivalisé d'audace et d'imprudence, pour ne pas dire de légèreté. Pour en rester au volume en question - mais la question mériterait d'être étendue à tout un corpus et compléter de celle-ci : quel type de présentation, quels péritexte et paratexte doit-on accorder aux traductions de littérature chinoise ? -, on peut s'interroger sur l'impact que va produire cette couverture - non sur les ventes, ce n'est pas notre problème -, mais sur le lecteur. L'image de Wang Anyi auprès d’un public qui ne sait pas grand chose d'elle et pas plus de son œuvre, pourrait s'en ressentir gravement. La traductrice pourrait même se sentir impliquée dans cette présentation osée. L'effet peut-être le plus inattendu de ce péritexte (couverture, quatrième de couverture, dossier de presse, filtrage commercial, ...) sur sa diffusion est sans aucun doute sa soudaine proximité avec des ouvrages avec lesquels le roman de Wang Anyi n'aurait jamais dû devoir frayer. En effet, quoi de commun entre l'ancienne « jeune instruite » née en 1954 et Swann de Guillebon et Patrick Saint-Just, et qu'est-ce qui peut rapprocher Amour dans une petite ville de Farang (Grasset, 2004) et des Folies de Bangkok (Media 1000, collection « Les interdits », 2006) ? La couverture, peut-être (voir notre illustration), à la réserve que celle de Wang Anyi ne figurait pas encore en ligne sur Amazon, le site de vente qui a réalisé tout seul le rapprochement de ces trois romans [sur ce tour de force voir ici]. Pourtant, comment le nier : la confrontation montre un certaine familiarité entre les couvertures des deux premiers titres, et … qu'il y a toujours pire ! Elles sont sans aucun doute le fruit de cette recherche difficile et périlleuse d'un « équilibre » entre une perception du contenu et l'efficacité commerciale. Mais plus vraisemblablement, le responsable de ce rapprochement dérangeant pourrait bien être le contenu des résumés fournis par les éditeurs de ces trois romans. Voici pour étayer cette hypothèse et dans cet ordre, ceux de Farang et des Folies - je ne reprends pas celui d'Amour dans une petite ville : • Bangkok, nuits moites, foules affairées, poussière des soïs, dédale parmi les palais et les temples aux toits d'or. Une ville qui gronde même lorsque rien ne bouge. Mais l'étranger qui s'y perd n'entend pas la menace. Lorsque Tristan rencontre Joy, il ne sait pas que l'amour, en Thaïlande, est un processus conventionnel, impossible à contourner sans emprunter des chemins de traverse. Et quand la mafia de Chiang-Mai s'en mêle, Tristan, qui pense tout maîtriser, est dépossédé de lui-même. Qui dira à quel prix ? Même Monsieur Thran, ce fieffé innocent qui sait si bien se simplifier la vie en compliquant celle des autres, prétend ne pas connaître la fin de l'histoire. C'est pourtant lui, désormais, qui rabâche ce vieux proverbe d'Asie : « Il y a toujours deux extrémités à un bâton. » • Des vacances de rêve en Thaïlande, voilà ce que voulait Hélène, une jeune prof libérée et aventureuse. Après les plages paradisiaques, elle se fait coincer à l'aéroport de Bangkok par erreur et prolonge contre son gré son séjour dans une prison locale. Pourtant ce n'est pas l'enfer quelle découvre, mais presque une colonie de vacances peuplée de femmes prêtes à tout pour tromper leur ennui. Dans la moiteur des cellules, les prisonnières et les gardiennes s'éclatent sans tabou, et Hélène s'aperçoit qu'en prison règne une certaine liberté... sexuelle ! Entre séances coquines au parloir avec son avocat obsédé et complicité avec des Thaïlandaises pas vraiment innocentes, elle se délure au rythme des journées occupées à tromper l'attente d'une libération. Après quelques mois d'incarcération, Hélène finira même par regretter son séjour en taule, à l'ambiance bien plus chaude que bien des clubs de vacances traditionnels. « La sexualité sans barrière, ni loi, ni tabou » des Editions Picquier, la ville - certes celle de Wang Anyi n'est pas la capitale des débordements sexuels de l'Asie, mais bon, les outils informatiques mis en jeu n’ont pas le sens de la mesure suffisamment aiguisé -, ont, au bout du compte, une certaine connivence avec les « chemins de traverses » qui sont suivis dans le Bangkok suintant le cliché, et la « liberté sexuelle » qui s'affiche dans ces productions de second, voire de troisième, rayon. Se pose alors une question : vaut-il mieux qu'un ouvrage soit « mal lu » mais abondamment, plutôt que « peu lu » et mieux apprécié ? Et cette autre interrogation : puisqu'il y aura une suite – « deux romans en cours de traduction » - et qu'il va bien falloir bâtir une unité graphique entre les trois volumes (sans doute du même type que celle qui fut trouvé pour les deux tomes d'Un moment à Pékin de Lin Yutang) quelle surprise les Editions Picquier réservent-elles à ses aficionados ? Au sujet des couvertures, aussi sur ce blog : "Banc d'essai". |
(1) Erreur ! L'ouvrage que j'ai pu feuilleter mais guère plus d'une minute en librairie s'ouvre sur un "Avant propos" de la traductrice, soit quelque trois pages de présentation que je prendrai le temps de lire un de ces jours prochains. A suivre donc ....
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