Découverte du Cosmopolite, ou le Citoyen du Monde ou comment un livre peut en cacher un autre. En achetant sans y prendre garde, chez un bouquiniste, Margot la ravaudeuse (Jean-Jacques Pauvert), j'ai eu le plaisir de découvrir la longue et érudite postface intitulée "Jean-Louis Fougeret de Monbron (1706-1760). Homme de plaisir et citoyen du monde" (p. 151-254) signée par Maurice Saillet (1958). Il y fait état du Cosmopolite de Fougeret qu'il cite abondamment. Par bonheur, celui-ci est disponible sur le site de la BNF en version numérisée. On y trouve de savoureux passages dont celui-ci (que je cite dans son orthographe d'origine) : .../... le plus grand fruit que j' ai tiré de mes voyages ou de mes courses, est d' avoir appris à haïr par raison ce que je haïssois par instinct. Je ne savois point jadis pourquoi les hommes m' étoient odieux ; l' expérience me l' a découvert. J' ai connu à mes dépens que la douceur de leur commerce n' étoit point une compensation des dégouts et des desagrémens qui en résultent. Je me suis parfaitement convaincu que la droiture et l' humanité ne sont en tous lieux que des termes de convention, qui n' ont au fond rien de réel et de vrai ; que chacun ne vit que pour soi, n' aime que soi ; et que le plus honnête homme n' est, à proprement parler, qu' un habile comédien, qui posséde le grand art de fourber, sous le masque imposant de la candeur et de l' équité ; et par raison inverse, que le plus méchant et le plus méprisable est celui qui sait le moins se contrefaire. Voilà justement toute la différence qu' il y a entre l' honneur et la scéleratesse. Quelqu' incontestable que puisse être cette opinion, je ne serai pas surpris qu' elle trouve peu de partisans. Les plus vicieux et les plus corrompus ont la marotte de vouloir passer pour gens de bien. L' honneur est un fard, dont ils font usage pour dérober aux yeux d' autrui leurs iniquités. Pourquoi la nature ingrate m' a-t' elle dénié le talent de cacher ainsi les miennes ? Un vice ou deux de plus, je veux dire, la dissimulation et le déguisement, m' auroient mis à l' unisson du genre humain. Je serois, à la vérité, un peu plus fripon ; mais quel malheur y auroit-il ? J' aurois cela de commun avec tous les honnêtes gens du monde. Je jouirois, comme eux, du privilége de duper le prochain en sûreté de conscience : mais vains souhaits ! Inutiles désirs ! c' est mon lot d' être sincére ; et mon ascendant, quoique je fasse, est de haïr les hommes à visage découvert. J' ai déclaré plus haut que je les haïssois par instinct, sans les connoître ; je déclare maintenant que je les abhorre parce que je les connois, et que je ne m' épargnerois pas moi-même, s' il n' étoit point de ma nature de me pardonner préférablement aux autres. J' avoue donc de bonne foi que de toutes les créatures vivantes, je suis celle que j' aime le plus sans m' en estimer davantage. La nécessité indispensable où je me trouve de vivre avec moi veut que je me sois indulgent et que je supporte mes foiblesses ; et comme rien ne me lie aussi étroitement avec le genre humain, on ne doit pas trouver étrange que je n' aie pas la même complaisance pour les siennes. Ces lâches égards dont les hommes trafiquent entr' eux, sont des grimaces auxquelles mon coeur ne sauroit se prêter. On a beau me dire qu' il faut se conformer à l' usage ; je ne consentirai jamais à écouter un original qui m' ennuie, ni à caresser un faquin que je méprise, encore moins à prodiguer mon encens à quelque scélerat. Ce n' est pas que je croie mieux valoir que le reste des humains : à dieu ne plaise que ce soit ma pensée. Au contraire, j' avoue de la meilleure foi du monde que je ne vaux précisément rien ; et que la seule différence qu' il y a entre les autres et moi, c' est que j' ai la hardiesse de me démasquer, et qu' ils n' osent en faire autant. En un mot, à l' imitation de l' abbé de B M qui révéla le secret de l' église, je révéle celui de l' humanité, c' est-à-dire, qu' à la rigueur il n' y a point d' honnêtes gens. Quelle infamie ! Se récrieront la plupart de mes lecteurs. Peut-on avancer un paradoxe aussi téméraire ? Il n' y a point d' honnêtes gens ! Et qui sommes-nous donc ? Je l' ai déja dit ; qu' est-il besoin de le repéter ? Miséricorde ! Continueront-ils. Que seroit-ce des principes et de la morale, si on admettoit une semblable opinion ? Je répons à cela, que les principes et la morale n' en existeroient pas moins, et qu' ayant été fondés nécessairement à l' occasion de la méchanceté des hommes, ils ne sauroient jamais manquer. Ce n' est pas le but des loix et de la bonne discipline de changer l'ouvrage de la nature et de refondre nos coeurs ; leur intention seulement est de nous empêcher de nous livrer à nos criminels panchans. On ne rend personne responsable de son mauvais fonds, mais de ses mauvaises actions. Ce qui nuit à la société, c' est l' accomplissement du mal, et non pas l' envie secréte de le faire. Sans le préjugé de la réputation et la crainte des châtimens, on n' auroit jamais connu le nom de vertu. Ce sont ces deux liens qui retiennent les hommes et font leur sûreté réciproque. On sera peut-être surpris qu' avec des sentimens si extraordinaires, je puisse demeurer dans le tumulte du monde ; mais il faut que l' on sache que je suis un être isolé au milieu des vivans ; que l' univers est pour moi un spectacle continu, où je prens mes récréations gratis ; et que je regarde les humains comme des bâteleurs, qui me font quelquefois rire, quoique je ne les aime, ni ne les estime. D' ailleurs, on ne sauroit être éternellement livré à soi-même ; un peu de compagnie, bonne ou mauvaise, aide à passer le tems. J' ai remarqué que le seul moyen de se rendre la vie gracieuse dans le commerce des hommes, c' est d' effleurer leur connoissance, et de les quitter, pour ainsi dire, sur la bonne bouche ; car le dégout est toujours la suite d' un approfondissement trop exact. Voilà l' avantage qu' ont les voyageurs ; ils passent d' une liaison à l' autre sans s' attacher à personne ; ils n' ont ni le tems de remarquer les défauts d' autrui, ni celui de laisser remarquer les leurs. Chacun leur paroit aimable ainsi qu' ils le paroissent à chacun. Combien de gens dans le monde, qui faute de m' avoir connu, m' ont honoré de leur estime, et m' accableroient peut-être aujourd' hui des mépris les plus humilians s' ils avoient eu le loisir de me voir à découvert ! Combien aussi de ces messieurs, de qui j' ai conçu les idées les plus avantageuses sur quelques dehors brillans, qui n' eussent jamais été que des faquins à mes yeux, si je les avois fréquentés quelques jours de plus. Nous ressemblons assez généralement à de certaines étoffes, dont le premier coup d' oeil séduit et flatte la vue, et qui deviennent affreuses à l' user. J' en ai souvent fait, à ma honte, la mortifiante expérience. Mille gens, en mille endroits, se sont empressés à me connoître sur quelque réputation que le public me faisoit l' honneur de me prêter : rien de plus chaud, de plus animé que les premiéres entrevues : j' étois un homme charmant, adorable ; tout ce que je disois étoit divin ; les choses les plus communes prenoient un tour heureux dans ma bouche. Mais enfin, qu' est-il arrivé ? L' illusion a cessé ; on a pesé mon mérite, et je suis resté seul. Une séance ou deux de moins m' auroit peut-être conservé ma réputation. Je le repéte, si nous voulons tirer parti de la société des hommes, voyons-les superficiellement, de crainte qu' à lalongue ils ne nous usent, et que nous ne devenions les objets de leur indifférence. Pour une premiére fois, c' est assez métaphisiquer sur le coeur humain. Laissons prendre haleine aux lecteurs, et transportons-les au pays de papimanie. |
mercredi 12 janvier 2005
Le secret de l'humanité
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