Si (pour poursuivre la recherche) Poe avait utilisé le pinyin, qui n'existait pas à son époque, il aurait sûrement écrit Yu Jiao Li et non pas Ju-Kiao-Li.
Yu Jiao Li est une 'romance' (caizi jiaren xiaoshuo) en 20 chapitres du début des Qing (1644-1911) qui s'achève par le mariage d'un jeune génie avec deux beautés, cousines et amies intimes. Sa traduction française a été réalisée par le premier titulaire de la chaire de langue et de littérature chinoise au Collège de France, Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832). Celui-ci la publia en 1826 sous le titre complet de Iu-Kiao-Li ou Les deux cousines. Roman chinois. (Paris : Moutardier). La page de garde (ci-contre) indique que la traduction est précédée d'une préface de 82 pages "où se trouve un parallèle des romans de la Chine et de ceux de l'Europe".
Comme le signale l'auteur des pages consacrées à Abel Rémusat sur le site (le) Fil d'Ariane, de l'Association de Recherches Historiques en Val de Seine, Val d'Ecole, Pays de Bière, Gâtinais Français :
"Dès sa parution en 1826, ce petit roman, précédé d'une longue préface, connut un succès immédiat en France et à l'étranger. Tout Paris en parle, on le lit dans les salons. Stendhal l'annonce à ses lecteurs anglais du New Monthly Magazine : "Je ne veux pas insister sur l'impression que m'ont fait quelques portraits de Ju-Kiao-Li quand j'ai entendu lire ce livre... Ce roman peint, à mon sens, un tableau aussi fidèle des moeurs de la Chine que Tom Jones des moeurs anglaises..." Les "Conversations" de Goethe l'évoquent à plusieurs reprises : "ces jours-ci, j'ai lu un roman chinois qui m'occupe encore, qui me parait excessivement curieux." (31.1.1827). Il est traduit en anglais dès 1827. Carlyle, Emerson s'y réfèrent, Thoreau le cite à plusieurs reprises dans son journal : Nourri de l'étude dix mille ouvrages divers / le pinceau à la main, on est pareil aux dieux. / Qu'on ne place pas l'humilité au rang des vertus / le génie ne cède jamais la palme qui lui appartient. Abel-Rémusat, qui ne semble pas avoir pratiqué une modestie excessive, aurait pu reprendre ces quatre vers à son compte !"
S'il n'est pas assuré que Goethe se réfère véritablement à ce roman (ce pourrait tout aussi bien être le Haoqiuzhuan, une romance plus tardive traduite par James Wilkinson (mort en 1736) sous le titre Hao Kiou Choaan or The Pleasing History, traduction qui sera complétée et éditée par Thomas Percy (1729-1811) en 1761 à Londres), il est, par contre, certain que la traduction de Rémusat produisit son effet sur le public occidental cultivé de l'époque.
L'année de sa sortie, on peut lire dans le Journal Asiatique une critique très positive : "Cet ouvrage fera mieux qu'aucun autre connaître avec exactitude, les moeurs, les habitudes, la tournure d'esprit, le caractère national et social du peuple chinois, dans son intérieur et dans les actes ordinaires de la vie» (Journal Asiatique, juillet 1826, pp. 63-64)
Le 19 décembre 1826, Julius Mohl (1800-1876) écrit à Rémusat son maître au Collège royal (le futur Collège de France) : "Je Vous remercie infiniment d'avoir bien voulu me dessiner un exemplaire des deux Cousines, mais quelque flatteur que me soit une marque de votre souvenir, je n'oserais pas la disputer à une dame. Au reste vos Cousines chinoises ne sont pas les seules qui excitent l'admiration de Londres ; j'en ai vu d'autres ici, qui certainement ont aussi leur mérite. Si elles n'ont pas la figure aussi jolie que Mlle Lo au moins elles ont les pieds aussi petits et les ongles des mains aussi longues que qui que ce soit; et si elles ne sont pas aussi savantes que Mlle Pe, aussi elles sont plus indulgentes, et n'exigent pas qu'on soit absolument un Litaïpe pour les avoir."
En 1828 (octobre), The North American review. (Volume 27, Issue 61, p 524-562) en donne un long compte-rendu sous le titre "Chinese Manners"
La traduction anglaise de cette version française parue en mai 1827, à Londres (Hunt and Clarke, Covent-Garden), sous le titre : Iu-Kiao-Li : or the Two Fair Cousins. A Chinese Novel from the French Version of M. Abel-Rémusat, in Two Volumes. (I xxxv, 259p; II 290p). Elle sera rééditée en 1830.
C'est sans doute cette édition qui est passée dans les mains d'Edgar Poe. Sa transcription du titre est plus proche de celle proposée par Rémusat, que celle qui chapeaute la première traduction partielle du roman paru en 1821, laquelle serait Yu-kiao-lee selon Wang Lina (1988) qui l'attribue à G. T. Staunton lequel aurait traduit 4 des 20 chapitres de l'original, pages 227 à 241, de Narrative of the Chinese Embassy to the Khan of the Tour-gouth (sic !) Tartars in the Years 1712, 13, 14, 15. (!).
G. T. Staunton doit être le fils de Sir Georges-Leonard Staunton (1737-1801), docteur en médecine qui accompagna Lord Georges Macartney (1737-1806) en Indes d'abord puis en Chine. "Le petit Georges Staunton, qui comme écrit Macartney, avait appris à parler et à écrire le chinois avec beaucoup d'aisance" devint par la suite le premier des sinologues britanniques.
Mais tout cela mérite d'être vérifié, bien entendu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire